Fêtes pour
le Mariage de l'Infante

1739

 

On a vû dans tous les tems le zele & la magnificence fournir à la capitale de ce royaume des moyens éclatans de signaler son zele & son amour pour nos rois. L'histoire de tous les regnes rappelle aux Parisiens quelque heureuse circonstance que leurs magistrats ont célébrée par des fêtes. Notre objet nous borne à ne parler que de celles qui peuvent honorer ou éclairer les Arts.

Le mariage de Madame, infante, offrit à feu M. Turgot une occasion d'en donner une de ce genre ; on croit devoir la décrire avec quelque détail. L'administration de ce magistrat sera toûjours trop chere aux vrais citoyens, pour qu'on puisse craindre à son égard d'en trop dire.

Le Roi, toute la famille royale lui firent espérer d'honorer ses fêtes de leur présence ; il crut devoir ne leur offrir que des objets dignes d'eux.

On étoit en usage de prendre l'hôtel-de-ville pour le centre des réjoüissances publiques. Les anciennes rubriques, que les esprits médiocres réverent comme des lois sacrées, ne sont pour les têtes fortes que des abus ; leur destruction est le premier degré par lequel ils montent bientôt aux plus grandes choses. Telle fut la maniere constante dont M. Turgot se peignit aux François, pendant le cours de ses brillantes prevôtés. Il pensa qu'une belle fête ne pouvoit être placée sur un terrein trop beau, & il choisit l'éperon du pont-neuf sur lequel la statue d'Henri IV. est élevée, pour former le point de vûe principal de son plan.

Ce lieu, par son étendue, par la riche décoration de divers édifices qu'il domine & qui l'environnent, sur-tout par le bassin régulier sur lequel il est élevé, pouvoit faire naître à un ordonnateur de la trempe de celui-ci, les riantes idées des plus singuliers spectacles. Voici celles qu'il déploya aux yeux les plus dignes de les admirer.

On vit d'abord s'élever rapidement sur cette espece d'esplanade un temple consacré à l'hymen ; il étoit dans le ton antique ; ses portiques étoient de cent-vingt piés de face, & de quatre-vingt piés de haut, sans y comprendre la hauteur de l'appui & de la terrasse de l'éperon, qui servoit de base à tout l'édifice, & qui avoit quarante piés de hauteur.

Le premier ordre du temple étoit composé de trente-deux colonnes d'ordre dorique, de quatre piés de diametre & trente-trois piés de fust, formant un quarré long de huit colonnes de face, sur quatre de retour.

Elles servoient d'appui à une galerie en terrasse de cent cinq piés de long, ornée de distance en distance de belles statues sur leurs piés-d'estaux. Au dessus de la terrasse, & à l'à-plomb des colonnes du milieu, s'élevoit un socle antique formé de divers compartimens ornés de bas-reliefs, & couronné de douze vases.

Deux massifs étoient bâtis dans l'intérieur, afin d'y pratiquer des escaliers commodes. Le socle au reste formoit une seconde terrasse de retour avec les bases, chapiteaux, entablemens, & balustrades, servans d'appui à une galerie en terrasse de cent cinq piés de long, divisée par des pié-d'estaux. Au dessus de cette terrasse, & à l'à-plomb des colonnes du milieu ; s'élevoit un socle en attique, formé de compartimens ornés de bas-reliefs, & couronné de douze vases ; deux corps solides étoient construits dans l'intérieur, dans lesquels on avoit pratiqué des escaliers.

Toute la construction de cet édifice étoit en relief, ainsi que les plafonds, enrichis de compartimens en mosaïque, guillochés, rosettes, festons, &c. à l'imitation des anciens temples, & tels qu'on le voit au panthéon, dont on avoit imité les ornemens ; à la reserve cependant des bases que l'on jugea à propos de donner aux colonnes, pour s'accommoder à l'usage du siecle : elles y furent élevées sur des socles d'environ quatre piés de haut, servans comme de repos aux balustrades de même hauteur qui étoient entre les entre-colonnemens. C'est la seule différence que le nouvel édifice eût avec ceux de l'antiquité, où les colonnes d'ordre dorique étoient presque toûjours posées sur le rez-de-chaussée, quoique sans base. A cela près, toutes les proportions y furent très-bien gardées. Ces colonnes avoient huit diametres un quart de longueur, qui est la véritable proportion que l'espace des entre-colonnemens exige de cette ordonnance : il devoit y avoir un second ordre ionique ; mais le tems trop court pour l'exécution, força de s'en tenir au premier ordre dorique, qui se grouppant avec le massif, pour monter au haut de l'édifice, formoit un très-beau quarré long.

Vingt-huit statues isolées, de ronde bosse, de dix piés de proportion, représentant diverses divinités avec leurs symboles & attributs, étoient posées sur les pié-d'estaux de la balustrade, à l'à-plomb des colonnes.

On préféra pour tout cet édifice & pour ses ornemens, la couleur de pierre blanche à celle des différens marbres qu'on auroit pû imiter ; outre que la couleur blanche a toûjours plus de relief, sur-tout aux lumieres & dans les ténebres, la vraisemblance est aussi plus naturelle & l'illusion plus certaine : aussi ce temple faisoit-il l'effet d'un édifice réel, construit depuis long-tems dans la plus noble simplicité de l'antique sans ornement postiche, & sans mélange d'aucun faux brillant. Telle renaîtra de nos jours la belle & noble Architecture ; nous la reverrons sortir des mains d'un moderne qui manquoit à la gloire de la nation : le choix éclairé de M. le marquis de Marigny a sû le mettre à sa place. C'est-là le vrai coup de maître dans l'ordonnateur. Le talent une fois placé, les beautés de l'art pour éclorre en foule n'ont besoin que du tems.

La terrasse en saillie qui portoit le temple, étoit décorée en face d'une architecture qui formoit trois arcades & deux pilastres en avant-corps dans les angles : on voyoit aussi dans chacun des deux côtés, une arcade accompagnée de ses pilastres. Toute cette décoration étoit formée par des refends & bossages rustiques : & elle étoit parfaitement d'accord avec le temple. Tous les membres de l'architecture étoient dessinés par des lampions ; & l'intérieur des arcades, à la hauteur de l'imposte, étoit préparé pour donner dans le tems une libre issuë à des cascades, des nappes, des torrens de feu, qui firent un effet aussi agréable que surprenant.

Sur la terrasse du temple s'élevoit un attique porté par des colonnes intérieures, & orné de panneaux chargés de bas-reliefs : des vases ornés de sculpture étoient posés au haut de l'attique, à l'à-plomb des colonnes.

Les corps solides des escaliers étoient ornés d'architecture & de bas-reliefs, de niches, de statues, &c.

Aux deux côtés de cet édifice s'élevoient, le long des parapets du pont-neuf, trente-six pyramides, dont dix-huit de quarante piés de haut, & dix-huit de vingt-six, qui se joignoient par de grandes consoles, & qui portoient des vases sur leur sommet. Cette décoration, préparée particulierement pour l'illumination, accompagnoit le bâtiment du milieu ; elle étoit du dessein de feu M. Gabriel, premier architecte du Roi : la premier étoit du chevalier Servandoni.

Décoration de la Riviere, illumination, &c.

Dans le milieu du canal que forme la Seine, & vis-à-vis le balcon préparé pour leurs Majestés, s'élevoit un temple transparent, composé de huit portiques en arcades & pilastres, avec des figures relatives au sujet de la fête. Il formoit un sallon à huit pans, du milieu desquels s'élevoit une colonne transparente qui avoit le double de la hauteur du portique, & qui étoit terminée par un globe aussi transparent, semé de fleurs-de-lis & de tours. Tous les chassis de ce temple, qui sembloit consacré à Apollon, étoient peints, & présentoient aux yeux mille divers ornemens : il paroissoit construit sur des rochers, entre lesquels on avoit pratiqué des escaliers qui y conduisoient.

Ce sallon disposé en gradins, & destiné pour la musique, étoit rempli d'un très-grand nombre des plus habiles symphonistes. Le concert commença d'une maniere vive & bruyante, au moment que le Roi parut sur son balcon ; il se fit entendre tant que dura la fête, & ne fut interrompu que par les acclamations réitérées du peuple.

Entre le temple & le pont-neuf étoient quatre grands bateaux en monstres marins ; il y en avoit quatre autres dans la même position entre le temple & le pont-royal, & tout-à-coup on joüit du spectacle de divers combats des uns contre les autres. Ces monstres vomissoient de leurs gueules & de leurs narines, des feux étincelans d'un volume prodigieux & de diverses couleurs : les uns traçoient en l'air des figures singulieres ; les autres tombant comme épuisés dans les eaux, y reprenoient une nouvelle force, & y formoient des pyramides & des gerbes de feu, des soleils, &c.

Une joûte commença la fête. Il y avoit deux troupes de joûteurs, l'une à la droite, & l'autre à la gauche du temple. Chacune étoit composée de vingt joûteurs & de trente-six rameurs. Les maîtres de la joûte étoient dans des bateaux particuliers. Tous les joûteurs étoient habillés de blanc uniformément, & à la legere ; leurs vêtemens, leurs bonnets & leurs jarretieres étoient ornés de touffes de rubans de différentes couleurs, avec des écharpes de taffetas, &c. Ils joûterent avec beaucoup d'adresse, de force & de résolution, & avec un zele & une ardeur admirables. La ville récompensa les deux joûteurs victorieux par un prix de la valeur de vingt pistoles chacun, & d'une médaille.

A la premiere obscurité de la nuit on vit paroître l'illumination ; elle embellissoit les mouvemens de la multitude, en éclairant les flots de ce peuple innombrable répandu sur les quais. On joüissoit à-la-fois des lumieres qui éclairoient les échafauds, de celles qui brilloient aux fenêtres, aux balcons, & sur des terrasses richement & ingénieusement ornées ; ce qui se joignant à la variété des couleurs des habits, & à la parure recherchée & brillante des hommes & des femmes, dont la clarté des lumieres relevoit encore l'éclat, faisoit un coup-d'oeil & divers points de perspective dont la vûe étoit éblouie & séduite.

L'illumination commença par le temple de l'hymen, dont tout l'entablement étoit profilé de lumieres, ainsi que les balustrades, sur lesquelles s'élevoient de grands lustres ou girandoles en ifs dans les entre-colonnes, formés par plus de cent lumieres chacun. Toute la suite des pyramides & pilastres chantournés, avec leurs pié-d'estaux réunis par des consoles, dont on a parlé, élevés sur les parapets du pont à droite & à gauche, étoit couverte d'illuminations, ainsi que toute la décoration de la terrasse en saillie, dont les refends & les ceintres étoient profilés, & chargés de gros lampions & de terrines.

Ce qui répondoit parfaitement à la magnificence de cette illumination, c'étoit de voir le long des deux quais, sur le pont-neuf & le pont-royal, des lustres composés chacun d'environ quatre-vingt grosses lumieres, suspendus aux mêmes endroits où l'on met ordinairement les lanternes de nuit.

Mais voici une illumination toute nouvelle. Quatre-vingt petits bâtimens de différentes formes, dont la mâture, les vergues, les agrès & les cordages étoient dessinés par de petites lanternes de verre, & mouvantes, au nombre de plus de dix mille, entrerent dans le grand canal du côté du pont-neuf ; & après diverses marches figurées, elles se diviserent en quatre quadrilles, & borderent les rivages de la Seine entre le pont-neuf & le pont-royal.

Un même nombre de bateaux de formes singulieres, & chargés de divers artifices, se mêlerent avec symmétrie aux premiers ; le sallon octogone, transparent, paroissoit comme au centre de cette brillante & galante fête, & sembloit sortir du sein des feux & des eaux.

On ne s'apperçut point de la fuite du jour ; la nuit qui lui succéda, étoit environnée de la plus brillante lumiere.

Le signal fut donné, & dans le même instant le temple de l'hymen, tous les édifices qui bordent des deux côtés les quais superbes qui servoient de cadre à ce spectacle éclatant, le pont-royal & le pont-neuf, les échafauds qui étoient élevés pour porter cette foule de spectateurs, les amphithéatres qui remplissoient les terreins depuis les bords de la Seine jusqu'à fleur des parapets, tout fut illuminé presqu'au même moment : on ne vit plus que des torrens de lumiere soûmis à l'art du dessein, & formant mille figures nouvelles, embellies par des contrastes, détachées avec adresse les unes des autres, ou par les formes de l'architecture sur lesquelles elles étoient placées, ou par l'ingénieuse variété des couleurs dont on avoit eu l'habileté d'embellir les feux divers de la lumiere.

Feu d'artifice.

Le bruit de l'artillerie, le son éclatant des trompettes, annoncerent tout-à-coup un spectacle nouveau. On vit s'élancer dans les airs de chaque côté du temple de l'hymen, un nombre immense de fusées qui partirent douze à douze des huit tourelles du pont-neuf ; cent quatre-vingt pots à aigrette & plusieurs gerbes de feu leur succéderent. Dans le même tems on vit briller une suite de gerbes sur la tablette de la corniche du pont ; & le grand soleil fixe, de soixante piés de diametre, parut dans toute sa splendeur au milieu de l'entablement. Directement au-dessous on avoit placé un grand chiffre d'illumination de couleurs différentes, imitant l'éclat des pierreries, lequel, avec la couronne dont il étoit surmonté, avoit trente piés de haut ; & aux côtés, vis-à-vis les entre-colonnes du temple, on voyoit deux autres chiffres d'artifice de dix piés de haut, formant les noms des illustres époux, en feu bleu, qui contrastoit avec les feux différens dont ils étoient entourés.

On avoit placé sur les deux trotoirs du pont-neuf, à la droite & à la gauche du temple, au-delà de l'illumination des pyramides, deux cent caisses de fusées de cinq à six douzaines chacune. Ces caisses tirées cinq à la fois, succéderent à celles qu'on avoit vû partir des tourelles, à commencer de chaque côté, depuis les premieres, auprès du temple, & successivement jusqu'aux extrémités à droite & à gauche.

Alors les cascades ou nappes de feu rouge sortirent des cinq arcades de l'éperon du pont-neuf ; elles sembloient percer l'illumination dont les trois façades étoient revêtues, & dont les yeux pouvoient à peine soûtenir l'éclat. Dans le même tems un combat de plusieurs dragons commença sur la Seine, & le feu d'eau couvrit presque toute la surface de la riviere.

Au combat des dragons succéderent les artifices dont les huit bateaux de lumieres étoient chargés. Au même endroit, dans un ordre différent, étoient trente-six cascades ou fontaines d'artifices d'environ trente piés de haut, dans de petits bateaux, mais qui paroissoient sortir de la riviere.

Ce spectacle des cascades, dont le signal avoit été donné par un soleil tournant, avoit été précédé d'un berceau d'étoiles produit par cent soixante pots à aigrettes, placés au bas de la terrasse de l'éperon.

Quatre grands bateaux servant de magasin à l'artifice d'eau, étoient amarrés près des arches du pont-neuf, au courant de la riviere, & quatre autres pareils du côté du pont-royal. L'artifice qu'on tiroit de ces bateaux, consistoit dans un grand nombre de gros & petits barrils chargés de gerbes & de pots, qui remplissoient l'air de serpenteaux, d'étoiles & de genouillieres. Il y avoit aussi un nombre considérable de gerbes à jetter à la main, & de soleils tournant sur l'eau.

La fin des cascades fut le signal de la grande girande sur l'attique du temple, qui étoit composée de près de six mille fusées. On y mit le feu par les deux extrémités au même instant ; & au moment qu'elle parut, les deux petites girandes d'accompagnement, placées sur le milieu des trotoirs du pont-neuf, de chaque côté, composées chacune d'environ cinq cent fusées, partirent, & une derniere salve de canon termina cette magnifique fête.

Tout l'artifice étoit de la composition de M. Elric, saxon, capitaine d'Artillerie dans les troupes du roi de Prusse.

Le lendemain, 30 Août, M. Turgot voulut encore donner un nouveau témoignage de zele au Roi, à madame Infante, & à la famille royale. Il étoit un de ces hommes rares qui ont l'art de rajeunir les objets ; ils les mettent dans un jour dont on ne s'étoit pas avisé avant eux, ils ne sont plus reconnoissables. Telle fut la magie dont se servit alors feu M. Turgot. Il trouva le secret de donner un bal magnifique qui amusa la Cour & Paris toute la nuit, dans le local le moins disposé peut-être pour une pareille entreprise. M. le maréchal de Richelieu parut en 1745 avoir hérité du secret de ce magistrat célebre.

Bal de la ville de Paris, donné dans son hôtel la nuit du 30 Août 1739.

Trois grandes salles dans lesquelles on dansa, avoient été préparées avec le plus de soin, & décorées avec autant d'adresse que d'élégance. L'architecture noble de la premiere, qu'on avoit placée dans la cour, étoit composée d'arcades & d'une double colonnade à deux étages, qui contribuoient à l'ingénieuse & riche décoration dont cette salle fut ornée. Pour la rendre plus magnifique & plus brillante par la variété des couleurs, toute l'architecture fut peinte en marbre de différentes especes ; on y préféra ceux dont les couleurs étoient les plus vives, les mieux assorties, & les plus convenables à la clarté des lumieres & aux divers ornemens de relief rehaussés d'or, qui représentoient les sujets les plus agréables de la fable, embellis encore par des positions & des attributs relatifs à l'objet de la fête.

Au fond de cette cour changée en salle de bal, on avoit construit un magnifique balcon en amphithéatre, qui étoit rempli d'un grand nombre de symphonistes. L'intérieur de toutes ces arcades étoit en gradins, couverts de tapis en forme de loges, d'une très-belle disposition, & d'une grande commodité pour les masques, auxquels on pouvoit servir des rafraîchissemens par les derrieres. Elle étoit couverte d'un plafond de niveau, & éclairée d'un très-grand nombre de lustres, de girandoles & de bras à plusieurs branches, dont l'ordonnance déceloit le goût exquis qui ordonnoit tous ces arrangemens.

La grande salle de l'hôtel-de-ville, qui s'étend sur toute la façade, servoit de seconde salle ; elle étoit décorée de damas jaune, enrichi de fleurs en argent : on y avoit élevé un grand amphithéatre pour la symphonie. Les embrasures & les croisées étoient disposées en estrades & en gradins, & la salle étoit éclairée par un grand nombre de bougies.

La troisieme salle étoit disposée dans celle qu'on nomme des gouverneurs ; on l'avoit décorée d'étoffe bleue, ornée de galons & gaze d'or, ainsi que l'amphithéatre pour la symphonie : elle étoit éclairée par une infinité de lumieres placées avec art.

On voyoit par les croisées de ces deux salles, tout ce qui se passoit dans la premiere : c'étoit une perspective ingénieuse qu'on avoit ménagée pour multiplier les plaisirs. On communiquoit d'une salle à l'autre par un grand appartement éclairé avec un art extrème.

Auprès de ces trois salles on avoit dressé des buffets décorés avec beaucoup d'art, & munis de toutes sortes de rafraîchissemens, qui furent offerts & distribués avec autant d'ordre & d'abondance que de politesse.

On compte que le concours des masques a monté à plus de 12000 depuis les huit heures du soir, que le bal commença, jusqu'à huit heures du matin. Toute cette fête se passa avec tout l'amusement, l'ordre & la tranquillité qu'on pouvoit desirer, & avec une satisfaction & un applaudissement général.

Les ordres avoient été si bien donnés, que rien de ce qu'on auroit pû desirer n'y avoit été oublié. Les précautions avoient été portées jusqu'à l'extrème, & tous les accidens quelconques avoient dans des endroits secrets, les remedes, les secours, les expédiens qui peuvent les prévenir ou les réparer. La place de Greve & toutes les avenues furent toûjours libres, ensorte qu'on abordoit à l'hôtel-de-ville commodément, sans accidens & sans tumulte. Des fallots sur des poteaux, éclairoient la place & le port de la Greve, jusque vers le Pont-Marie, où l'on avoit soin de faire défiler & ranger les carosses ; il y avoit des barrieres sur le rivage, pour prévenir les accidens.

Toutes les dispositions de cette grande fête ont été conservées dans leur état parfait pendant huit jours, pour donner au peuple la liberté de les voir.

Les grands effets que produisit cette merveilleuse fête, sur plus de 600000 spectateurs, sont restés gravés pour jamais dans le souvenir de tous les François. Aussi le nom des Turgots sera-t-il toûjours cher à une nation sensible à la gloire, & qui mérite plus qu'une autre de voir éclorre dans son sein les grandes idées des hommes.

Il y a eu depuis des occasions multipliées, où la ville de Paris a fait éclater son zele & sa magnificence, ainsi la convalescence du plus chéri de nos Roi, son retour de Metz , nos victoires, les deux mariages de monseigneur le Dauphin ont été célébrés par des fêtes, des illuminations, des bals, des feux d'artifice ; mais un trait éclatant, supérieur à tous ceux que peuvent produire les arts, un trait qui fait honneur à l'humanité, & digne en tout d'être éternisé dans les fastes de l'Europe, est l'action généreuse qui tint lieu de fête à la naissance de monseigneur le duc de Bourgogne.

Six cent mariages faits & célébrés aux dépens de la ville, furent le témoignage de son amour pour l'état, de son ardeur pour l'accroissement de ses forces, de l'humanité tendre qui guide ses opérations dans l'administration des biens publics.

Dans tous les tems cette action auroit mérité les loüanges de tous les gens de bien, & les transports de reconnoissance de la nation entiere. Une circonstance doit la rendre encore plus chere aux contemporains, & plus respectable à la postérité.

Au moment que le projet fut proposé à la ville, les préparatifs de la plus belle fête étoient au point de l'exécution. C'est à l'hôtel de Conty que devoit être donné le spectacle le plus ingénieux, le plus noble, le moins ressemblant qu'on eût imaginé encore. Presque toutes les dépenses étoient faites. J'ai vû, j'ai admiré cent fois tous ces magnifiques préparatifs. On avoit pris des précautions infaillibles contre les caprices du tems, l'évenement auroit illustré pour jamais & l'ordonnateur, & nos meilleurs artistes occupés à ce superbe ouvrage. Le succès paroissoit sûr. La gloire qui devoit le suivre fut sacrifiée, sans balancer, au bien plus solide de donner à la patrie de nouveaux citoyens. Quel est le vrai françois qui ne sente la grandeur, l'utilité, la générosité noble de cette résolution glorieuse ? Quelle admirable leçon pour ces hommes superficiels, qui croyent se faire honneur de leurs richesses en se livrant à mille goûts frivoles ! Quel exemple pour nos riches modernes, qui ne restituent au public les biens immenses qu'ils lui ont ravis, que par les dépenses superflues d'un luxe mal entendu, qui, en les déplaçant, les rend ridicules !

Toutes les villes considérables du royaume imiterent un exemple aussi respectable ; & l'état doit ainsi à l'hotel-de-ville de sa capitale, une foule d'hommes nés pour l'aimer, le servir, & le défendre. (B)

Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.