On
a vû dans tous les tems le zele & la magnificence fournir
à la capitale de ce royaume des moyens éclatans
de signaler son zele & son amour pour nos rois. L'histoire
de tous les regnes rappelle aux Parisiens quelque heureuse circonstance
que leurs magistrats ont célébrée par des
fêtes. Notre objet nous borne à ne parler que de
celles qui peuvent honorer ou éclairer les Arts.
Le
mariage de Madame, infante, offrit à feu M. Turgot une
occasion d'en donner une de ce genre ; on croit devoir la décrire
avec quelque détail. L'administration de ce magistrat sera
toûjours trop chere aux vrais citoyens, pour qu'on puisse
craindre à son égard d'en trop dire.
Le
Roi, toute la famille royale lui firent espérer d'honorer
ses fêtes de leur présence ; il crut devoir ne leur
offrir que des objets dignes d'eux.
On
étoit en usage de prendre l'hôtel-de-ville pour le
centre des réjoüissances publiques. Les anciennes
rubriques, que les esprits médiocres réverent comme
des lois sacrées, ne sont pour les têtes fortes que
des abus ; leur destruction est le premier degré par lequel
ils montent bientôt aux plus grandes choses. Telle fut la
maniere constante dont M. Turgot se peignit aux François,
pendant le cours de ses brillantes prevôtés. Il pensa
qu'une belle fête ne pouvoit être placée sur
un terrein trop beau, & il choisit l'éperon du pont-neuf
sur lequel la statue d'Henri IV. est élevée, pour
former le point de vûe principal de son plan.
Ce
lieu, par son étendue, par la riche décoration de
divers édifices qu'il domine & qui l'environnent, sur-tout
par le bassin régulier sur lequel il est élevé,
pouvoit faire naître à un ordonnateur de la trempe
de celui-ci, les riantes idées des plus singuliers spectacles.
Voici celles qu'il déploya aux yeux les plus dignes de
les admirer.
On
vit d'abord s'élever rapidement sur cette espece d'esplanade
un temple consacré à l'hymen ; il étoit dans
le ton antique ; ses portiques étoient de cent-vingt piés
de face, & de quatre-vingt piés de haut, sans y comprendre
la hauteur de l'appui & de la terrasse de l'éperon,
qui servoit de base à tout l'édifice, & qui
avoit quarante piés de hauteur.
Le
premier ordre du temple étoit composé de trente-deux
colonnes d'ordre dorique, de quatre piés de diametre &
trente-trois piés de fust, formant un quarré long
de huit colonnes de face, sur quatre de retour.
Elles
servoient d'appui à une galerie en terrasse de cent cinq
piés de long, ornée de distance en distance de belles
statues sur leurs piés-d'estaux. Au dessus de la terrasse,
& à l'à-plomb des colonnes du milieu, s'élevoit
un socle antique formé de divers compartimens ornés
de bas-reliefs, & couronné de douze vases.
Deux
massifs étoient bâtis dans l'intérieur, afin
d'y pratiquer des escaliers commodes. Le socle au reste formoit
une seconde terrasse de retour avec les bases, chapiteaux, entablemens,
& balustrades, servans d'appui à une galerie en terrasse
de cent cinq piés de long, divisée par des pié-d'estaux.
Au dessus de cette terrasse, & à l'à-plomb des
colonnes du milieu ; s'élevoit un socle en attique, formé
de compartimens ornés de bas-reliefs, & couronné
de douze vases ; deux corps solides étoient construits
dans l'intérieur, dans lesquels on avoit pratiqué
des escaliers.
Toute
la construction de cet édifice étoit en relief,
ainsi que les plafonds, enrichis de compartimens en mosaïque,
guillochés, rosettes, festons, &c. à l'imitation
des anciens temples, & tels qu'on le voit au panthéon,
dont on avoit imité les ornemens ; à la reserve
cependant des bases que l'on jugea à propos de donner aux
colonnes, pour s'accommoder à l'usage du siecle : elles
y furent élevées sur des socles d'environ quatre
piés de haut, servans comme de repos aux balustrades de
même hauteur qui étoient entre les entre-colonnemens.
C'est la seule différence que le nouvel édifice
eût avec ceux de l'antiquité, où les colonnes
d'ordre dorique étoient presque toûjours posées
sur le rez-de-chaussée, quoique sans base. A cela près,
toutes les proportions y furent très-bien gardées.
Ces colonnes avoient huit diametres un quart de longueur, qui
est la véritable proportion que l'espace des entre-colonnemens
exige de cette ordonnance : il devoit y avoir un second ordre
ionique ; mais le tems trop court pour l'exécution, força
de s'en tenir au premier ordre dorique, qui se grouppant avec
le massif, pour monter au haut de l'édifice, formoit un
très-beau quarré long.
Vingt-huit
statues isolées, de ronde bosse, de dix piés de
proportion, représentant diverses divinités avec
leurs symboles & attributs, étoient posées sur
les pié-d'estaux de la balustrade, à l'à-plomb
des colonnes.
On
préféra pour tout cet édifice & pour
ses ornemens, la couleur de pierre blanche à celle des
différens marbres qu'on auroit pû imiter ; outre
que la couleur blanche a toûjours plus de relief, sur-tout
aux lumieres & dans les ténebres, la vraisemblance
est aussi plus naturelle & l'illusion plus certaine : aussi
ce temple faisoit-il l'effet d'un édifice réel,
construit depuis long-tems dans la plus noble simplicité
de l'antique sans ornement postiche, & sans mélange
d'aucun faux brillant. Telle renaîtra de nos jours la belle
& noble Architecture ; nous la reverrons sortir des mains
d'un moderne qui manquoit à la gloire de la nation : le
choix éclairé de M. le marquis de Marigny a sû
le mettre à sa place. C'est-là le vrai coup de maître
dans l'ordonnateur. Le talent une fois placé, les beautés
de l'art pour éclorre en foule n'ont besoin que du tems.
La
terrasse en saillie qui portoit le temple, étoit décorée
en face d'une architecture qui formoit trois arcades & deux
pilastres en avant-corps dans les angles : on voyoit aussi dans
chacun des deux côtés, une arcade accompagnée
de ses pilastres. Toute cette décoration étoit formée
par des refends & bossages rustiques : & elle étoit
parfaitement d'accord avec le temple. Tous les membres de l'architecture
étoient dessinés par des lampions ; & l'intérieur
des arcades, à la hauteur de l'imposte, étoit préparé
pour donner dans le tems une libre issuë à des cascades,
des nappes, des torrens de feu, qui firent un effet aussi agréable
que surprenant.
Sur
la terrasse du temple s'élevoit un attique porté
par des colonnes intérieures, & orné de panneaux
chargés de bas-reliefs : des vases ornés de sculpture
étoient posés au haut de l'attique, à l'à-plomb
des colonnes.
Les
corps solides des escaliers étoient ornés d'architecture
& de bas-reliefs, de niches, de statues, &c.
Aux
deux côtés de cet édifice s'élevoient,
le long des parapets du pont-neuf, trente-six pyramides, dont
dix-huit de quarante piés de haut, & dix-huit de vingt-six,
qui se joignoient par de grandes consoles, & qui portoient
des vases sur leur sommet. Cette décoration, préparée
particulierement pour l'illumination, accompagnoit le bâtiment
du milieu ; elle étoit du dessein de feu M. Gabriel, premier
architecte du Roi : la premier étoit du chevalier Servandoni.
Décoration
de la Riviere, illumination, &c.
Dans
le milieu du canal que forme la Seine, & vis-à-vis
le balcon préparé pour leurs Majestés, s'élevoit
un temple transparent, composé de huit portiques en arcades
& pilastres, avec des figures relatives au sujet de la fête.
Il formoit un sallon à huit pans, du milieu desquels s'élevoit
une colonne transparente qui avoit le double de la hauteur du
portique, & qui étoit terminée par un globe
aussi transparent, semé de fleurs-de-lis & de tours.
Tous les chassis de ce temple, qui sembloit consacré à
Apollon, étoient peints, & présentoient aux
yeux mille divers ornemens : il paroissoit construit sur des rochers,
entre lesquels on avoit pratiqué des escaliers qui y conduisoient.
Ce
sallon disposé en gradins, & destiné pour la
musique, étoit rempli d'un très-grand nombre des
plus habiles symphonistes. Le concert commença d'une maniere
vive & bruyante, au moment que le Roi parut sur son balcon
; il se fit entendre tant que dura la fête, & ne fut
interrompu que par les acclamations réitérées
du peuple.
Entre
le temple & le pont-neuf étoient quatre grands bateaux
en monstres marins ; il y en avoit quatre autres dans la même
position entre le temple & le pont-royal, & tout-à-coup
on joüit du spectacle de divers combats des uns contre les
autres. Ces monstres vomissoient de leurs gueules & de leurs
narines, des feux étincelans d'un volume prodigieux &
de diverses couleurs : les uns traçoient en l'air des figures
singulieres ; les autres tombant comme épuisés dans
les eaux, y reprenoient une nouvelle force, & y formoient
des pyramides & des gerbes de feu, des soleils, &c.
Une
joûte commença la fête. Il y avoit deux troupes
de joûteurs, l'une à la droite, & l'autre à
la gauche du temple. Chacune étoit composée de vingt
joûteurs & de trente-six rameurs. Les maîtres
de la joûte étoient dans des bateaux particuliers.
Tous les joûteurs étoient habillés de blanc
uniformément, & à la legere ; leurs vêtemens,
leurs bonnets & leurs jarretieres étoient ornés
de touffes de rubans de différentes couleurs, avec des
écharpes de taffetas, &c. Ils joûterent avec
beaucoup d'adresse, de force & de résolution, &
avec un zele & une ardeur admirables. La ville récompensa
les deux joûteurs victorieux par un prix de la valeur de
vingt pistoles chacun, & d'une médaille.
A
la premiere obscurité de la nuit on vit paroître
l'illumination ; elle embellissoit les mouvemens de la multitude,
en éclairant les flots de ce peuple innombrable répandu
sur les quais. On joüissoit à-la-fois des lumieres
qui éclairoient les échafauds, de celles qui brilloient
aux fenêtres, aux balcons, & sur des terrasses richement
& ingénieusement ornées ; ce qui se joignant
à la variété des couleurs des habits, &
à la parure recherchée & brillante des hommes
& des femmes, dont la clarté des lumieres relevoit
encore l'éclat, faisoit un coup-d'oeil & divers points
de perspective dont la vûe étoit éblouie &
séduite.
L'illumination
commença par le temple de l'hymen, dont tout l'entablement
étoit profilé de lumieres, ainsi que les balustrades,
sur lesquelles s'élevoient de grands lustres ou girandoles
en ifs dans les entre-colonnes, formés par plus de cent
lumieres chacun. Toute la suite des pyramides & pilastres
chantournés, avec leurs pié-d'estaux réunis
par des consoles, dont on a parlé, élevés
sur les parapets du pont à droite & à gauche,
étoit couverte d'illuminations, ainsi que toute la décoration
de la terrasse en saillie, dont les refends & les ceintres
étoient profilés, & chargés de gros lampions
& de terrines.
Ce
qui répondoit parfaitement à la magnificence de
cette illumination, c'étoit de voir le long des deux quais,
sur le pont-neuf & le pont-royal, des lustres composés
chacun d'environ quatre-vingt grosses lumieres, suspendus aux
mêmes endroits où l'on met ordinairement les lanternes
de nuit.
Mais
voici une illumination toute nouvelle. Quatre-vingt petits bâtimens
de différentes formes, dont la mâture, les vergues,
les agrès & les cordages étoient dessinés
par de petites lanternes de verre, & mouvantes, au nombre
de plus de dix mille, entrerent dans le grand canal du côté
du pont-neuf ; & après diverses marches figurées,
elles se diviserent en quatre quadrilles, & borderent les
rivages de la Seine entre le pont-neuf & le pont-royal.
Un
même nombre de bateaux de formes singulieres, & chargés
de divers artifices, se mêlerent avec symmétrie aux
premiers ; le sallon octogone, transparent, paroissoit comme au
centre de cette brillante & galante fête, & sembloit
sortir du sein des feux & des eaux.
On
ne s'apperçut point de la fuite du jour ; la nuit qui lui
succéda, étoit environnée de la plus brillante
lumiere.
Le
signal fut donné, & dans le même instant le temple
de l'hymen, tous les édifices qui bordent des deux côtés
les quais superbes qui servoient de cadre à ce spectacle
éclatant, le pont-royal & le pont-neuf, les échafauds
qui étoient élevés pour porter cette foule
de spectateurs, les amphithéatres qui remplissoient les
terreins depuis les bords de la Seine jusqu'à fleur des
parapets, tout fut illuminé presqu'au même moment
: on ne vit plus que des torrens de lumiere soûmis à
l'art du dessein, & formant mille figures nouvelles, embellies
par des contrastes, détachées avec adresse les unes
des autres, ou par les formes de l'architecture sur lesquelles
elles étoient placées, ou par l'ingénieuse
variété des couleurs dont on avoit eu l'habileté
d'embellir les feux divers de la lumiere.
Feu
d'artifice.
Le
bruit de l'artillerie, le son éclatant des trompettes,
annoncerent tout-à-coup un spectacle nouveau. On vit s'élancer
dans les airs de chaque côté du temple de l'hymen,
un nombre immense de fusées qui partirent douze à
douze des huit tourelles du pont-neuf ; cent quatre-vingt pots
à aigrette & plusieurs gerbes de feu leur succéderent.
Dans le même tems on vit briller une suite de gerbes sur
la tablette de la corniche du pont ; & le grand soleil fixe,
de soixante piés de diametre, parut dans toute sa splendeur
au milieu de l'entablement. Directement au-dessous on avoit placé
un grand chiffre d'illumination de couleurs différentes,
imitant l'éclat des pierreries, lequel, avec la couronne
dont il étoit surmonté, avoit trente piés
de haut ; & aux côtés, vis-à-vis les entre-colonnes
du temple, on voyoit deux autres chiffres d'artifice de dix piés
de haut, formant les noms des illustres époux, en feu bleu,
qui contrastoit avec les feux différens dont ils étoient
entourés.
On
avoit placé sur les deux trotoirs du pont-neuf, à
la droite & à la gauche du temple, au-delà de
l'illumination des pyramides, deux cent caisses de fusées
de cinq à six douzaines chacune. Ces caisses tirées
cinq à la fois, succéderent à celles qu'on
avoit vû partir des tourelles, à commencer de chaque
côté, depuis les premieres, auprès du temple,
& successivement jusqu'aux extrémités à
droite & à gauche.
Alors
les cascades ou nappes de feu rouge sortirent des cinq arcades
de l'éperon du pont-neuf ; elles sembloient percer l'illumination
dont les trois façades étoient revêtues, &
dont les yeux pouvoient à peine soûtenir l'éclat.
Dans le même tems un combat de plusieurs dragons commença
sur la Seine, & le feu d'eau couvrit presque toute la surface
de la riviere.
Au
combat des dragons succéderent les artifices dont les huit
bateaux de lumieres étoient chargés. Au même
endroit, dans un ordre différent, étoient trente-six
cascades ou fontaines d'artifices d'environ trente piés
de haut, dans de petits bateaux, mais qui paroissoient sortir
de la riviere.
Ce
spectacle des cascades, dont le signal avoit été
donné par un soleil tournant, avoit été précédé
d'un berceau d'étoiles produit par cent soixante pots à
aigrettes, placés au bas de la terrasse de l'éperon.
Quatre
grands bateaux servant de magasin à l'artifice d'eau, étoient
amarrés près des arches du pont-neuf, au courant
de la riviere, & quatre autres pareils du côté
du pont-royal. L'artifice qu'on tiroit de ces bateaux, consistoit
dans un grand nombre de gros & petits barrils chargés
de gerbes & de pots, qui remplissoient l'air de serpenteaux,
d'étoiles & de genouillieres. Il y avoit aussi un nombre
considérable de gerbes à jetter à la main,
& de soleils tournant sur l'eau.
La
fin des cascades fut le signal de la grande girande sur l'attique
du temple, qui étoit composée de près de
six mille fusées. On y mit le feu par les deux extrémités
au même instant ; & au moment qu'elle parut, les deux
petites girandes d'accompagnement, placées sur le milieu
des trotoirs du pont-neuf, de chaque côté, composées
chacune d'environ cinq cent fusées, partirent, & une
derniere salve de canon termina cette magnifique fête.
Tout
l'artifice étoit de la composition de M. Elric, saxon,
capitaine d'Artillerie dans les troupes du roi de Prusse.
Le
lendemain, 30 Août, M. Turgot voulut encore donner un nouveau
témoignage de zele au Roi, à madame Infante, &
à la famille royale. Il étoit un de ces hommes rares
qui ont l'art de rajeunir les objets ; ils les mettent dans un
jour dont on ne s'étoit pas avisé avant eux, ils
ne sont plus reconnoissables. Telle fut la magie dont se servit
alors feu M. Turgot. Il trouva le secret de donner un bal magnifique
qui amusa la Cour & Paris toute la nuit, dans le local le
moins disposé peut-être pour une pareille entreprise.
M. le maréchal de Richelieu parut en 1745 avoir hérité
du secret de ce magistrat célebre.
Bal
de la ville de Paris, donné dans son hôtel la nuit
du 30 Août 1739.
Trois
grandes salles dans lesquelles on dansa, avoient été
préparées avec le plus de soin, & décorées
avec autant d'adresse que d'élégance. L'architecture
noble de la premiere, qu'on avoit placée dans la cour,
étoit composée d'arcades & d'une double colonnade
à deux étages, qui contribuoient à l'ingénieuse
& riche décoration dont cette salle fut ornée.
Pour la rendre plus magnifique & plus brillante par la variété
des couleurs, toute l'architecture fut peinte en marbre de différentes
especes ; on y préféra ceux dont les couleurs étoient
les plus vives, les mieux assorties, & les plus convenables
à la clarté des lumieres & aux divers ornemens
de relief rehaussés d'or, qui représentoient les
sujets les plus agréables de la fable, embellis encore
par des positions & des attributs relatifs à l'objet
de la fête.
Au
fond de cette cour changée en salle de bal, on avoit construit
un magnifique balcon en amphithéatre, qui étoit
rempli d'un grand nombre de symphonistes. L'intérieur de
toutes ces arcades étoit en gradins, couverts de tapis
en forme de loges, d'une très-belle disposition, &
d'une grande commodité pour les masques, auxquels on pouvoit
servir des rafraîchissemens par les derrieres. Elle étoit
couverte d'un plafond de niveau, & éclairée
d'un très-grand nombre de lustres, de girandoles &
de bras à plusieurs branches, dont l'ordonnance déceloit
le goût exquis qui ordonnoit tous ces arrangemens.
La
grande salle de l'hôtel-de-ville, qui s'étend sur
toute la façade, servoit de seconde salle ; elle étoit
décorée de damas jaune, enrichi de fleurs en argent
: on y avoit élevé un grand amphithéatre
pour la symphonie. Les embrasures & les croisées étoient
disposées en estrades & en gradins, & la salle
étoit éclairée par un grand nombre de bougies.
La
troisieme salle étoit disposée dans celle qu'on
nomme des gouverneurs ; on l'avoit décorée d'étoffe
bleue, ornée de galons & gaze d'or, ainsi que l'amphithéatre
pour la symphonie : elle étoit éclairée par
une infinité de lumieres placées avec art.
On
voyoit par les croisées de ces deux salles, tout ce qui
se passoit dans la premiere : c'étoit une perspective ingénieuse
qu'on avoit ménagée pour multiplier les plaisirs.
On communiquoit d'une salle à l'autre par un grand appartement
éclairé avec un art extrème.
Auprès
de ces trois salles on avoit dressé des buffets décorés
avec beaucoup d'art, & munis de toutes sortes de rafraîchissemens,
qui furent offerts & distribués avec autant d'ordre
& d'abondance que de politesse.
On
compte que le concours des masques a monté à plus
de 12000 depuis les huit heures du soir, que le bal commença,
jusqu'à huit heures du matin. Toute cette fête se
passa avec tout l'amusement, l'ordre & la tranquillité
qu'on pouvoit desirer, & avec une satisfaction & un applaudissement
général.
Les
ordres avoient été si bien donnés, que rien
de ce qu'on auroit pû desirer n'y avoit été
oublié. Les précautions avoient été
portées jusqu'à l'extrème, & tous les
accidens quelconques avoient dans des endroits secrets, les remedes,
les secours, les expédiens qui peuvent les prévenir
ou les réparer. La place de Greve & toutes les avenues
furent toûjours libres, ensorte qu'on abordoit à
l'hôtel-de-ville commodément, sans accidens &
sans tumulte. Des fallots sur des poteaux, éclairoient
la place & le port de la Greve, jusque vers le Pont-Marie,
où l'on avoit soin de faire défiler & ranger
les carosses ; il y avoit des barrieres sur le rivage, pour prévenir
les accidens.
Toutes
les dispositions de cette grande fête ont été
conservées dans leur état parfait pendant huit jours,
pour donner au peuple la liberté de les voir.
Les
grands effets que produisit cette merveilleuse fête, sur
plus de 600000 spectateurs, sont restés gravés pour
jamais dans le souvenir de tous les François. Aussi le
nom des Turgots sera-t-il toûjours cher à une nation
sensible à la gloire, & qui mérite plus qu'une
autre de voir éclorre dans son sein les grandes idées
des hommes.
Il
y a eu depuis des occasions multipliées, où la ville
de Paris a fait éclater son zele & sa magnificence,
ainsi la convalescence du plus chéri de nos Roi, son retour
de Metz , nos victoires, les deux mariages de monseigneur le Dauphin
ont été célébrés par des fêtes,
des illuminations, des bals, des feux d'artifice ; mais un trait
éclatant, supérieur à tous ceux que peuvent
produire les arts, un trait qui fait honneur à l'humanité,
& digne en tout d'être éternisé dans les
fastes de l'Europe, est l'action généreuse qui tint
lieu de fête à la naissance de monseigneur le duc
de Bourgogne.
Six
cent mariages faits & célébrés aux dépens
de la ville, furent le témoignage de son amour pour l'état,
de son ardeur pour l'accroissement de ses forces, de l'humanité
tendre qui guide ses opérations dans l'administration des
biens publics.
Dans
tous les tems cette action auroit mérité les loüanges
de tous les gens de bien, & les transports de reconnoissance
de la nation entiere. Une circonstance doit la rendre encore plus
chere aux contemporains, & plus respectable à la postérité.
Au
moment que le projet fut proposé à la ville, les
préparatifs de la plus belle fête étoient
au point de l'exécution. C'est à l'hôtel de
Conty que devoit être donné le spectacle le plus
ingénieux, le plus noble, le moins ressemblant qu'on eût
imaginé encore. Presque toutes les dépenses étoient
faites. J'ai vû, j'ai admiré cent fois tous ces magnifiques
préparatifs. On avoit pris des précautions infaillibles
contre les caprices du tems, l'évenement auroit illustré
pour jamais & l'ordonnateur, & nos meilleurs artistes
occupés à ce superbe ouvrage. Le succès paroissoit
sûr. La gloire qui devoit le suivre fut sacrifiée,
sans balancer, au bien plus solide de donner à la patrie
de nouveaux citoyens. Quel est le vrai françois qui ne
sente la grandeur, l'utilité, la générosité
noble de cette résolution glorieuse ? Quelle admirable
leçon pour ces hommes superficiels, qui croyent se faire
honneur de leurs richesses en se livrant à mille goûts
frivoles ! Quel exemple pour nos riches modernes, qui ne restituent
au public les biens immenses qu'ils lui ont ravis, que par les
dépenses superflues d'un luxe mal entendu, qui, en les
déplaçant, les rend ridicules !
Toutes
les villes considérables du royaume imiterent un exemple
aussi respectable ; & l'état doit ainsi à l'hotel-de-ville
de sa capitale, une foule d'hommes nés pour l'aimer, le
servir, & le défendre. (B)
Encyclopédie
de Diderot et d'Alembert.
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