C'est
ici qu'on doit craindre les dangers d'une matiere trop vaste. Rien
ne seroit plus agréable pour nous , que de nous livrer à
décrire par des exemples aussi honorables que multipliés
les ressources du zêle de nos compatriotes, dans les circonstances,
où leur amour pour le sang de leurs rois a la liberté
d'éclater. On verroit dans le même tableau la magnificence
constante de la ville de Lyon embellie par le goût des hommes
choisis qui la gouvernent, toûjours marquée au coin
de cet amour national, qui fait le caractere distinctif de ses citoyens.
A côté des fêtes brillantes, qui ont illustré
cette ville opulente, on seroit frappé des ressources des
habitans de nos beaux ports de mer, dans les circonstances où
le bonheur de nos rois, ou la gloire de la patrie, leur ont fourni
les occasions de montrer leur adresse & leur amour. On trouveroit
dans le coeur de la France, sous les yeux toûjours ouverts
de nos Parlemens, des villes plus tranquilles, mais moins opulentes,
suppléer dans ces momens de joie, à tous les moyens
faciles qu'offre aux autres la fortune par l'activité, l'élégance,
les nouveautés heureuses, les prodiges imprévûs
que fournit à l'industrie & au bon esprit la fécondité
des talens & des arts. Telles seroient les fêtes de Toulouse,
de Rennes, de Rouen, de Dijon, de Mets, &c. que nous pourrions
décrire ; mais on s'attache ici au nécessaire. Les
soins qu'on a pris à Bordeaux, lors du passage de notre premiere
dauphine dans cette ville, sont un précis de tout ce qui
s'est jamais pratiqué de plus riche, de plus élégant
dans les différentes villes du royaume ; & les arts différens,
qui se sont unis pour embellir ces jours de gloire, ont laissé
dans cette occasion aux artistes plusieurs modeles à méditer
& à suivre.
On
commence cette relation du jour que madame la dauphine arriva
à Bayonne ; parce que les moyens qu'on prit pour lui rendre
son voyage agréable & facile, méritent d'être
connus des lecteurs qui savent apprécier les efforts &
les inventions des arts.
Madame
la dauphine arriva le 15 Janvier 1745 à Bayonne. Elle passa
sous un arc de triomphe de quarante piés de hauteur, au-dessus
duquel étoient accollées les armes de France &
celles d'Espagne, soûtenues par deux dauphins, avec cette
inscription : Quam bene perpetuis sociantur nexibus ambo ! De
chaque côté de l'arc de triomphe régnoient
deux galeries, dont la supérieure étoit remplie
par les dames les plus distinguées de la ville, & l'autre
l'étoit par cinquante-deux jeunes demoiselles habillées
à l'espagnole. Toutes les rues par lesquelles madame la
dauphine passa, étoient jonchées de verdure, tendues
de tapisseries de haute-lisse, & bordées de troupes
sous les armes.
Une
compagnie de basques qui étoit allée au-devant de
cette princesse à une lieue de la ville, l'accompagna en
dansant au son des flûtes & des tambours jusqu'au palais
épiscopal, où elle logea pendant son séjour
à Bayonne.
Dès
que le jour fut baissé, les places publiques, l'hôtel-de-ville
& toutes les rues furent illuminées ; le 17 madame
la dauphine partit de Bayonne, & continua sa route.
En
venant de Bayonne, on entre dans la généralité
de Bordeaux par les landes de captioux, qui contiennent une grande
étendue de pays plat, où on n'apperçoit que
trois ou quatre habitations dispersées au loin, avec quelques
arbres aux environs.
L'année
précédente, l'intendant de Guienne prévoyant
le passage de l'auguste princesse que la France attendoit, fit
au-travers de ces landes aligner & mettre en état un
chemin large de quarante-deux piés, bordés de fossés
de six piés.
Vers
le commencement du chemin, dans une partie tout-à-fait
unie & horisontale, les pâtres du pays, huit jours avant
l'arrivée de madame la dauphine, avoient fait planter de
chaque côté, à six piés des bords extérieurs
des fossés, 300 pins espacés de 24 piés entr'eux
; ils formoient une allée de 1200 toises de longueur, d'autant
plus agréable à la vûe, que tous ces pins
étoient entierement semblables les uns aux autres, de 8
à 9 piés de tige, de 4 piés de tête,
& d'une grosseur proportionnée. On sait la propriété
qu'ont ces arbres, d'être naturellement droits & toûjours
verds.
Au
milieu de l'allée on avoit élevé un arc de
triomphe de verdure, présentant au chemin trois portiques.
Celui du milieu avoit 24 piés de haut sur 16 de large,
& ceux des côtés en avoient 17 de haut sur quatre
de large. Ces trois portiques étoient répétés
sur les flancs, mais tous trois de hauteur seulement de 17 piés,
& de 9 de largeur : le tout formant un quarré long
sur la largeur du chemin, par l'arrangement de 16 gros pins, dont
les têtes s'élevoient dans une juste proportion au-dessus
des portiques. Les ceintres de ces portiques étoient formés
avec des branchages d'autres pins, de chênes verds, de lierres,
de lauriers & de myrtes, & il en pendoit des guirlandes
de même espece faites avec soin, soit pour leurs formes,
soit pour les nuances des différens verds. Les tiges des
pins, par le moyen de pareils branchages, étoient proprement
ajustées en colonnes torses : de la voûte centrale
de cet arc de triomphe champêtre, descendoit une couronne
de verdure, & au-dessus du portique du côté que
venoit madame la dauphine, étoit un grand cartouche verd,
où on lisoit en gros caracteres : A la bonne arribado de
noste dauphino.
On
voyoit sur la même façade cette autre inscription
latine ; les six mots dont elle étoit composée furent
rangés ainsi :
Jubet
amor,
Fortuna negat,
Natura juvat.
Les
pâtres, au nombre de trois cent, étoient rangés
en haie entre les arbres, à commencer de l'arc de triomphe
du côté que venoit madame la dauphine ; ils avoient
tous un bâton, dont le gros bout se perdoit dans une touffe
de verdure. Ils étoient habillés uniformément
comme ils ont coûtume d'être en hyver, avec une espece
de sur-tout de peau de mouton, fournie de sa laine, des guêtres
de même, & sur la tête, une toque appellée
vulgairement barret, qui étoit garnie d'une cocarde de
rubans de soie blanche & rouge.
Outre
ces trois cent pâtres à pié, il y en avoit
à leur tête cinquante habillés de même,
montés sur des échasses d'environ 4 piés.
Ils étoient commandés par un d'entr'eux, qui eut
l'honneur de présenter par écrit à madame
la dauphine, leur compliment en vers dans leur langage.
Le
compliment fut terminé par mille & mille cris de vive
le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin, vive madame
la dauphine.
Les
députés du corps de ville de Bordeaux vinrent à
Castres le 26. Ils furent présentés à madame
la dauphine, & le lendemain elle arriva à Bordeaux
sur les trois heures & demie du soir, au bruit du canon de
la ville & de celui des trois forts. La princesse trouva à
la porte S. Julien un arc de triomphe très-beau que la
ville avoit fait élever.
Le
plan que formoit la base de cet édifice, étoit un
rectangle de 60 piés de longueur & de 18 piés
de largeur, élevé de soixante piés de hauteur,
non compris le couronnement. Ses deux grandes faces étoient
retournées d'équerre sur le grand chemin, ornées
d'architecture d'ordre dorique, enrichies de sculpture & d'inscriptions.
Il étoit ouvert dans son milieu par une arcade de plein
ceintre, en chacune de ses deux faces, qui étoient réunies
entr'elles par une voûte en berceau, dont les naissances
portoient sur quatre colonnes isolées, avec leurs arriere-pilastres,
ce qui formoit un portique de 14 piés de largeur sur 30
piés de hauteur.
Les
deux côtés de cet édifice en avant-corps formoient
deux quarrés, dont les angles étoient ornés
par des pilastres corniers & en retour, avec leurs bases &
chapiteaux portant un entablement qui regnoit sur les quatre faces
de l'arc de triomphe. La frise étoit ornée de ses
triglifes & métopes, enrichis alternativement de fleurs-de-lis
& de tours en bas relief. La corniche l'étoit de ses
mutules, & de toutes les moulures que cet ordre prescrit.
Au-dessus
de cet entablement s'élevoit un attique, où étoient
les compartimens qui renfermoient des inscriptions que nous rapporterons
plus bas.
A
l'à-plomb de huit pilastres, & au-dessus de l'attique,
étoient posés huit vases, quatre sur chaque face,
au milieu desquelles étoient deux grandes volutes en adoucissement,
qui servoient de support aux armes de l'alliance, dont l'ensemble
formoit un fronton, au sommet duquel étoit un étendart
de 27 piés de hauteur sur 36 de largeur, avec les armes
de France & d'Espagne.
Les
entre-pilastres au pourtour étoient enrichis de médaillons,
avec leurs festons en sculpture : au bas desquels & à
leur à-plomb étoient des tables refoüillées,
entourées de moulures ; l'imposte qui regnoit entre deux,
servoit d'architrave aux quatre colonnes & aux quatre pilastres,
portant le ceintre avec son archivolte.
Cet
édifice, qui étoit de relief en toutes ses parties,
étoit feint de marbre blanc. Il étoit exécuté
avec toute la sévérité des regles attachées
à l'ordre dorique.
Sur
le compartiment de l'attique, tant du côté de la
campagne que de celui de la ville, étoit l'inscription
suivante* :
Anagramma
numericum. Unigenito regis filio Ludovico, & augustae principi
Hispaniae, connubio junctis, civitas Burdegalensis & sex viri
erexerunt.
Au-dessous
de cette inscription & dans la frise de l'entablement, étoit
ce vers tiré de Virgile**.
Ingredere,
& votis jam nunc assuesce vocari.
Les
médaillons en bas-relief des entre-pilastres, placés
au-dessus des tables refouillées & impostes ci-dessus
décrits, renfermoient les emblêmes suivans.
Dans
l'un, vers la campagne, on voyoit la France tenant d'une main
une fleur-de-lis, & de l'autre une corne d'abondance.
Elle
étoit habillée à l'antique, avec un diadème
sur la tête & un écusson des armes de France
à ses piés. L'Espagne étoit à la gauche,
en habit militaire, comme on la voit dans les médailles
antiques, avec ces mots pour ame, concordia aeterna, union éternelle
; dans l'exergue étoit écrit, Hispania, Gallia ;
l'Espagne, la France.
Dans
l'autre, aussi vers la campagne, la ville de Bordeaux étoit
représentée par une figure, tenant une corne d'abondance
d'une main, & faisant remarquer de l'autre son port. Derriere
elle on voyoit son ancien amphithéatre, vis-à-vis
la Garonne, qui étoit reconnoissable par un vaisseau qui
paroissoit arriver : l'inscription, Burdigalensium gaudium, &
dans l'exergue ces mots, adventus Delphinae 1745 ; l'arrivée
de madame la dauphine remplit de joie la ville de Bordeaux.
Du
côté de la ville, l'emblème de la droite représentoit
un miroir ardent qui reçoit les rayons du soleil, &
qui les refléchit sur un flambeau qu'il allume ; &
pour légende, coelesti accenditur igne, le feu qui l'a
allumé vient du ciel.
Dans
l'autre, on voyoit la déesse Cybele assise entre deux lions,
couronnée de tours, tenant dans sa main droite les armes
de France, & dans sa gauche une tige de lis. Pour légende,
ditabit olympum nova Cybeles, cette nouvelle Cybele enrichira
l'olympe de nouveaux dieux.
Sur
les côtés de cet arc de triomphe, étoient
deux médaillons sans emblème. Au premier, felici
adventui, à l'heureuse arrivée. Au second, venit
expectata dies, le jour si attendu est arrivé.
Madame
la dauphine trouva auprès de cet arc de triomphe de corps
de ville qui l'attendoit. Le comte de Segur étoit à
la tête. Le corps de ville eut l'honneur d'être présenté
à madame la dauphine par M. Desgranges, & de la complimenter
: le comte de Segur porta la parole.
Le
compliment fini, le carrosse de madame la dauphine passa lentement
sous l'arc de triomphe, & entra dans la rue Bouhaut. Toutes
les maisons de cette rue, qui a plus de deux cent toises de long
en ligne presque droite, & que l'Intendant avoit eu soin de
faire paver de neuf, pour que la marche y fût plus douce,
étoient couvertes des plus belles tapisseries.
Au
bout de la rue, madame la dauphine vit la perspective du palais
que l'on y avoit peint. De la porte de S. Julien on découvre
du fond de la rue Bouhaut, à la distance d'environ deux
cent toises, les faces des deux premieres maisons qui forment
l'embouchure de la rue du Cahernan, qui est à la suite
& sur la même direction que la précédente.
Celle de la droite, qui est d'un goût moderne & fort
enrichie d'architecture, présentoit un point de vûe
agréable, bien différente de celle de la gauche,
qui n'étoit qu'une masure informe.
Pour
éviter cette difformité & corriger le défaut
de symmétrie, on y éleva en peinture le pendant
de la maison de la droite ; & entre les deux on forma une
grande arcade, au-dessus de laquelle les derniers étages
de ces deux maisons étoient prolongés, de façon
qu'ils s'y réunissoient, & que par leur ensemble elles
présentoient un palais de marbre lapis & bronze, richement
orné de peintures & dorures, avec les armes de France
& d'Espagne accompagnées de plusieurs trophées
& attributs rélatifs à la fête.
Ce
bâtiment, dont le portique ou arcade faisoit l'entrée
de la rue de Cahernan, produisoit un heureux effet ; le carosse
de madame la dauphine tourna à droite pour entrer sur les
fossés où étoit le corps des six régimens
des troupes bourgeoises. Elle passa sous un nouvel arc de triomphe,
placé vis-à-vis les fenêtres de son appartement.
La
rue des Fossés est très-considérable, tant
par sa longueur, qui est de plus de 400 toises, que par sa largeur,
d'environ 80 piés : on s'y replie sur la droite dans une
allée d'ormeaux, qui regne au milieu & sur toute la
longueur de la rue.
Madame
la dauphine parut satisfaite.
On
avoit servi une collation avec des rafraîchissemens, dans
une autre chambre de l'appartement.
La
princesse qui étoit arrivée vers les six heures
à l'hôtel des fermes, y resta jusqu'à huit
heures.
Le
soir madame la dauphine alla au bal, habillée en domino
bleu ; elle se plaça dans la même loge & en même
compagnie que le jour précédent, & honora l'assemblée
de sa présence pendant plus de deux heures.
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*
Anagramme numérique. La ville & les jurats de Bordeaux
ont érigé cet arc de triomphe en l'honneur du mariage
de monseigneur le Dauphin, fils unique du Roi, & de madame
infante d'Espagne.
** Arrivez, auguste Princesse, & recevez
avec bonté l'hommage de nos coeurs.
Encyclopédie
de Diderot et d'Alembert.
Fêtes
de la Dauphine II

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