Fêtes à la Cour de France (II)

1747, 1754

 

Le 2d mariage de M. le Dauphin en 1747 ouvrit une carriere nouvelle à M. le duc de Gesvres, & il la remplit de la maniere la plus glorieuse. Les bals parés & masqués donnés avec l'ordre le plus desirable, de brillantes illuminations ; les feux d'artifice embellis par des desseins nouveaux ; tout cela préparé sans embarras, sans confusion, conservant dans l'exécution cet air enchanteur d'aisance, qui fait toûjours le charme de ces pompeux amusemens, ne furent pas les seuls plaisirs qui animerent le cours de ces fêtes. Le théatre du manege fournit encore à M. le duc de Gesvres des ressources dignes de son goût & de celui d'une cour éclairée.

Outre les chefs-d'oeuvre du théatre françois, qu'on vit se succéder sur un autre théatre moins vaste d'une maniere capable de rendre leurs beautés encore plus séduisantes, les opéra de la plus grande réputation firent revivre sur le théatre du manége l'ancienne gloire de Quinault, créateur de ce beau genre, & de Lulli, qui lui prêta tous ces embellissemens nobles & simples qui annoncent le génie & la supériorité qu'il avoit acquise sur tous les musiciens de son tems.

M. le duc de Gesvres fit plus ; il voulut montrer combien il desiroit d'encourager les beaux Arts modernes, & il fit représenter deux grands ballets nouveaux, relatifs à la fête auguste qu'on célebroit, avec toute la dépense, l'habileté, & le goût dont ces deux ouvrages étoient susceptibles. L'année galante fit l'ouverture des fêtes & du théatre ; les fêtes de l'hymen & de l'amour furent choisies pour en faire la clôture.

Ainsi ce théatre, superbe édifice du goût de M. le maréchal de Richelieu, étoit devenu l'objet des efforts & du zele de nos divers talens ; on y joüit tour-à-tour des charmes variés du beau chant françois, de la pompe de son opéra, de toutes les graces de la danse, du feu, de l'harmonieux accord de ses symphonies, des prodiges de machines, de l'imitation habile de la nature dans toutes les décorations.

On ne s'en tint point aux ouvrages choisis pour annoncer par de nobles allégories les fêtes qu'on vouloit célebrer ; on prit tous ceux qu'on crut capables de varier les plaisirs. M. le maréchal de Richelieu avoit fait succéder à La Princesse de Navarre, Le Temple de la Gloire, & Jupiter vainqueur des Titans, spectacle magnifique, digne en tout de l'auteur ingénieux & modeste (M. de Bonneval, pour lors intendant des menus-plaisirs du Roi), qui avoit eu la plus grande part à l'exécution des belles idées de M. le maréchal de Richelieu. Il est honorable pour les gens du monde, qu'il se trouve quelquefois parmi eux, des hommes aussi éclairés sur les Arts.

On vit avec la satisfaction la plus vive Zelindor, petit opéra dont les paroles & la musique ont été inspirées par les graces, & dont toutes les parties forment une foule de jolis tableaux de la plus douce volupté.

C'est-là que parut pour la premiere fois Platée, ce composé extraordinaire de la plus noble & de la plus puissante musique, assemblage nouveau en France de grandes images & de tableaux ridicules, ouvrage produit par la gaieté, enfant de la saillie, & notre chef-d'oeuvre de génie musical qui n'eut pas alors tout le succès qu'il méritoit.

Le ballet de la Félicité, allégorie ingénieuse de celle dont joüissoit la France, parut ensuite sous l'administration de M. le duc d'Aumont, & Zulisca, dont nous avons parlé, couronna la beauté des spectacles de l'hyver 1746. On a détaillé l'année 1747.

Les machines nouvelles qui, pendant le long cours de ces fêtes magnifiques, parurent les plus dignes de loüange, furent, 1°. celle qui d'un coup-d'oeil changeoit une belle salle de spectacle en une magnifique salle de bal : 2°. celle qui servit aux travaux & à la chûte des Titans, dans l'opéra de M. de Bonneval, mis en musique par M. de Blamont sur-intendant de celle du Roi, auteur célebre des Fêtes greques & romaines : 3°. les cataractes du Nil & le débordement de ce fleuve. Le vol rapide & surprenant du dieu qui partoit du haut des cataractes, & se précipitoit au milieu des flots irrités en maître suprème de tous ces torrens réunis pour servir sa colere, excita la surprise, & mérita le suffrage de l'assemblée la plus nombreuse & la plus auguste de l'univers. Cette machine formoit le noeud du second acte des Fêtes de l'Hymen & de l'Amour, opéra de MM. de Cahusac & Rameau, qui fit la clôture des fêtes de cette année.

Elles furent suspendues dans l'attente d'un bonheur qui intéressoit tous les François. La grossesse enfin de madame la dauphine ranima leur joie ; & M. le duc d'Aumont, pour lors premier gentilhomme de la chambre de service, eut ordre de faire les préparatifs des plaisirs éclatans, où la cour espéroit de pouvoir se livrer.

Je vais tracer ici une sorte d'esquisse de tous ces préparatifs, parce qu'ils peuvent donner une idée juste des ressources du génie françois, & du bon caractere d'esprit de nos grands seigneurs dans les occasions éclatantes.

On a vû une partie de ce qu'exécuta le goût ingénieux de M. le duc d'Aumont dans son année précédente. Voyons en peu de mots ce qu'il avoit déterminé d'offrir au roi, dans l'espérance où l'on étoit de la naissance d'un duc de Bourgogne. L'histoire, les relations, les mémoires, nous apprennent ce que les hommes célebres ont fait. La Philosophie va plus loin ; elle les examine, les peint, & les juge sur ce qu'ils ont voulu faire.

M. le duc d'Aumont avoit choisi pour servir de théatre aux différens spectacles qu'il avoit projettés, le terrein le plus vaste du parc de Versailles, & le plus propre à la fois à fournir les agréables points de vûe qu'il vouloit y ménager pour la cour, & pour la curiosité des François que l'amour national & la curiosité naturelle font courir à ces beaux spectacles.

La piece immense des Suisses étoit le premier local où les yeux devoient être amusés pendant plusieurs heures par mille objets différens.

Sur les bords de la piece des Suisses, en face de l'orangerie, on avoit placé une ville édifiée avec art, & fortifiée suivant les regles antiques.

Plusieurs fermes joignant les bords du bassin, élevées de distance en distance sur les deux côtés, formoient des amphithéatres surmontés par des terrasses ; elles portoient & soûtenoient les décorations qu'on avoit imaginées en beaux paysages coupés de palais, de maisons, de cabanes même. Les parties isolées de ces décorations étoient des percées immenses que la disposition des clairs, des obscurs, & les positions ingenieuses des lumieres devoient faire paroître à perte de vûe.

Tous ces beaux préparatifs avoient pour objet l'amusement du Roi, de la famille royale, & de la cour, qui devoient être placés dans l'orangerie, & de la multitude qui auroit occupé les terrasses supérieures, tous les bas côtés de la piece des Suisses, &c.

Voici l'ingénieux, l'élégant, & magnifique arrangement qui avoit été fait dans l'orangerie.

En perspective de la piece des Suisses & de toute l'étendue de l'orangerie, on avoit élevé une grande galerie terminée par deux beaux sallons de chaque côté, & suivie dans ses derrieres de toutes les pieces nécessaires pour le service. Un grand sallon de forme ronde étoit au milieu de cette superbe galerie : l'intérieur des sallons, de la galerie, & de toutes les parties accessoires, étoit décoré d'architecture d'ordres composés. Les pilastres étoient peints en lapis ; les chapiteaux, les bases, les corniches étoient rehaussés d'or ; & la frise peinte en lapis étoit ornée de guirlandes de fleurs.

Dans les parties accessoires, les panneaux étoient peints en breche violette, & les bords d'architecture en blanc veiné. Les moulures étoient dorées, ainsi que les ornemens & les accessoires.

On avoit rassemblé dans les plafonds les sujets les plus rians de l'Histoire & de la Fable : ils étoient comme encadrés par des chaines de fleurs peintes en coloris, portées par des grouppes d'amours & de génies joüans, avec leurs divers attributs.

Les trumeaux & les panneaux étoient couverts des glaces les plus belles ; & on y avoit multiplié les girandoles & les lustres, autant que la symmétrie & les places l'avoient permis.

C'est dans le sallon du milieu de cette galerie que devoit être dressée la table du banquet royal.

L'extérieur de ces édifices orné d'une noble architecture, étoit décoré de riches pentes à la turque, avec portiques, pilastres, bandeaux, architraves, corniches, & plusieurs grouppes de figures allégoriques à la fête. Tous les ornemens en fleurs étoient peints en coloris ; tous les autres étoient rehaussés d'or : au tour intérieur de l'orangerie, en face de la galerie, on avoit construit un portique élégant dont les colonnes séparées étoient fermées par des cloisons peintes des attributs des diverses nations de l'Europe. Les voûtes représentoient l'air, & des génies en grouppes variés & galans, qui portoient les fleurs & les fruits que ces divers climats produisent. Dans les côtés étoient une immense quantité de girandoles cachées par la bâtisse ingénieuse, à différens étages, sur lesquels étoient étalés des marchandises, bijoux, tableaux, étoffes, &c. des pays auxquels elles étoient censées appartenir.

Dans le fond étoit élevé un théatre ; il y en avoit encore un dans le milieu & à chacun des côtés : aux quatre coins étoient des amphithéatres remplis de musiciens habillés richement, avec des habits des quatre parties de l'Europe. Tout le reste étoit destiné aux différens objets de modes, d'industrie, de magnificence, & de luxe, qui caractérisent les moeurs & les usages des divers habitans de cette belle partie de l'univers.

Au moment que le roi seroit arrivé, cinquante vaisseaux équipés richement à l'antique, de grandeurs & de formes différentes ; vingt frégates & autant de galeres portant des troupes innombrables de guerriers répandus sur les ponts & armés à la greque, auroient paru courir à pleines voiles contre la ville bâtie : le feu de ces vaisseaux & celui de la ville étoit composé par un artifice singulier, que la fumée ne devoit point obscurcir, & qui auroit laissé voir sans confusion tous ses desseins & tous ses effets. Les assaillans après les plus grands efforts, & malgré la défense opiniâtre de la ville, étoient cependant vainqueurs ; la ville étoit prise, saccagée, détruite ; & sur ses débris s'élevoit tout-à-coup un riche palais à jour.

Le festin alors devoit être servi ; & comme un changement rapide de théatre, toutes les différentes parties de l'orangerie, telles qu'on les a dépeintes, se trouvoient frappées de lumiere ; le palais magique du fond de la piece des Suisses, les fermes qui représentoient à ses côtés les divers paysages, la suite de maisons, les coupures de campagne, &c. qu'on a expliquées plus haut, se trouvoient éclairés sur les divers desseins de cette construction, ou suivant les différentes formes des arbres dont la campagne étoit couverte.

Les deux côtés du château, toute la partie des jardins qui aboutissoit en angle sur l'orangerie & sur la piece des Suisses, étoient remplis de lumieres qui dessinoient les attributs de l'amour & ceux de l'hymen. Des ruches couvertes d'abeilles figurées par des lampions du plus petit calibre & multipliées à l'infini, offroient une allégorie ingénieuse & saillante de la fête qu'on célébroit, & de l'abondance des biens qui devoient la suivre. Les trompettes, les tymbales, & les corps de musique des quatre coins de l'orangerie, devoient faire retentir les airs pendant que le Roi, la Reine, & la famille royale, dans le sallon du milieu, & toute la cour, à vingt autres tables différentes, joüiroient du service le plus exquis. Après le soupé, le premier coup-d'oeil auroit fait voir cette immensité de desseins formés au loin par la lumiere, & cette foule de personnages répandus dans l'enceinte de l'orangerie représentant les différentes nations de l'Europe, & placés avec ordre dans les cases brillantes où ils avoient été distribués.

On devoit trouver, au sortir de la galerie, en joüissant de la vûe de toutes les richesses étrangeres, qui avoient été rassemblées sous les beaux portiques, un magnifique opéra, qui, au moment de l'arrivée du roi, auroit commencé son spectacle.

Au sortir du grand théatre, la cour auroit suivi le Roi sous tous les portiques : les étoffes, le goût, les meubles élégans, les bijoux de prix, auroient été distribués par une loterie amusante & pleine de galanterie, à toutes les dames & à tous les seigneurs de la cour.

Le magnifique spectacle de ce séjour, après qu'on auroit remonté le grand escalier, & qu'on auroit apperçû l'illumination du bassin, de l'orangerie, des deux faces du château, & des deux parties des jardins qui y répondent, auroit servi de clôture aux fêtes surprenantes de ce jour tant desiré.

L'attente de la nation fut retardée d'une année ; & alors des circonstances qui nous sont inconnues lierent sans-doute les mains zélées des ordonnateurs. Sans autre fête qu'un grand feu d'artifice, ils laisserent la cour & la ville se livrer aux vifs transports de joie que la naissance d'un prince avoit fait passer dans les coeurs de tous les François.

Les douceurs de la paix & un accroissement de bonheur, par la naissance de Monseigneur le duc de Berry, firent renaître le goût pour les plaisirs. M. le duc d'Aumont fut chargé en 1754 des préparatifs des spectacles. Le théatre de Fontainebleau fut repris sous oeuvre, & exerça l'adresse féconde du sieur Arnoult, machiniste du roi, aidée des soins actifs de l'ordonnateur & du zele infatigable des exécutans. On vit représenter avec la plus grande magnificence, six différens opéra françois qui étoient entremêlés les jours qu'ils laissoient libres des plus excellentes tragédies & comédies de notre théatre.

L'ouverture de ce théatre fut faite par La naissance d'Osiris, prologue allégorique à la naissance de monseigneur le duc de Berry ; on en avoit chargé les auteurs du ballet des fêtes de l'hymen & de l'amour, qui avoient fait la clôture des fêtes du mariage : ainsi les talens modernes furent appellés dans les lieux même où les anciens étoient si glorieusement applaudis. Le petit opéra d'Anacréon, ouvrage de ces deux auteurs ; Alcimadure, opéra en trois actes précédé d'un prologue, & en langue languedocienne, de M. Mondonville, eurent l'honneur de se trouver à la suite de Thésée, cet ouvrage si fort d'action ; d'Alceste, le chef-d'oeuvre du merveilleux & du pathétique ; enfin de Thétis, opéra renommé du célebre M. de Fontenelle. On a vû ce poëte philosophe emprunter la main des graces pour offrir la lumiere au dernier siecle. Il joüit à la fois de l'honneur de l'avoir éclairé, & des progrès rapides que doivent à ses efforts les Lettres, les Arts, & les Sciences dans le nôtre.

M. Blondel de Gagny, Intendant pour lors des menus-plaisirs du Roi, seconda tout le zele de l'ordonnateur. Par malheur pour les Arts & les talens, qu'il sait discerner & qu'il aime, il a préféré le repos aux agrémens dont il étoit sûr de joüir dans l'exercice d'une charge à laquelle il étoit propre. Tous les sujets différens qui pendant cinquante jours avoient déployé leurs talens & leurs efforts pour contribuer au grand succès de tant d'ouvrages, se retirerent comblés d'éloges, encouragés par mille attentions, récompensés avec libéralité. (B)

Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

Fêtes à la Cour I